Dans ma liste d’émerveillements terrestres, il y a la visite d’un marché de Provence. C’est comme voir la mer. On ne peut pas passer à côté. Choisir de préférence d’arriver tôt le matin alors que les maraîchers n’ont pas encore déballés toute leur marchandise.Les gestes sont assez lents, le corps encore un peu engourdi par une nuit trop courte. Et progressivement, les étals se parent de toutes les couleurs. Un spectacle visuel et olfactif que j’ai plaisir à observer, proche d’une thérapie du bonheur.
Sœur Berthe Renée m’attendait ce samedi là. Elle s’affairait déjà à disposer joliment et avec minutie sa production. Un échange franc et éclairé.
Sœur Berthe Renée était accompagnée de Sœur Nathalie Flore qui résidait à Aix-en-Provence quelques temps. Cette dernière m’explique que dans sa fraternité au Sénégal toutes les nationalités se côtoient, des sœurs originaires des quatre coins du monde qui chacune à tour de rôle s’empare de la cuisine pour des repas simples et emprunts de leurs cultures.
« En fraternité religieuse, nous avons trois repas par jour, le petit-déjeuner, le déjeuner pour lequel on veille à ce qu’il y ait des légumes, c’est essentiel. Pareil pour le dîner, on privilégie les légumes accompagnés de riz ou de pain. Ce qui fait notre richesse c’est les origines de chacune et en cuisine, chacune prépare un peu comme elle fait chez elle dans son pays. » Les sœurs cuisinent une fois par semaine à tour de rôle, sœur Nathalie me confiera que pour elle, faire la cuisine ce n’est pas une corvée mais au contraire un vrai plaisir.
Le stand est désormais fin prêt à recevoir les premiers clients. Je m’extasie sur la qualité de ses produits. Sœur Berthe Renée me stoppe tout de suite « mais non regardez les aubergines elles sont toutes petites, on a six bottes de carottes, notre culture est tellement petite et dérisoire qu’on est presque gênées que vous veniez faire une interview… Le potager se trouve sur la propriété. Notre culture est ridicule mais nous faisons ce que nous pouvons vu nos âges. »
En quelques phrases, elle me décrira les moments de repas au sein de la communauté. « Dans la fraternité rurale du Tubet (près d’Aix), nous partageons trois repas par jour. C’est une petite sœur qui cuisine parce qu’elle ne peut pas faire autre chose. On cuisine avec les légumes de notre jardin et les fruits nous les achetons. En ce moment il y a des figues mais ça ne dure pas longtemps. Nos repas sont très simples mais très variés. Des crudités en entrée, en ce moment on mange des tomates. Puis un féculent ou une viande, des œufs ou du poisson. Du fromage pour celles qui veulent. Et un fruit, c’est tout.
On fait éventuellement un petit extra les jours de fête, pour l’anniversaire de l’une d’entre nous. »
Sœur Berthe Renée m’expliquera qu’on l’a souvent sollicitée pour des photos, pour des interviews sur le marché alors lorsque je lui demande si elle est gourmande elle restera très réservée « parce que depuis 50 ans on en a eu des interviews mais pas toujours à notre avantage, parfois même des choses ridicules ». D’un air plus solennel, elle m’explique le vrai sens de sa présence sur ce marché. « Sur ce marché on vend des fruits et légumes mais aussi des confitures, des fleurs, des herbes séchées. La communauté vit de son travail mais si on gagne trop d’argent, cet argent on le partage, il part dans une caisse qui aide une communauté plus nécessiteuse, on a des fraternités dans le monde entier.
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Pour moi, être ici sur ce marché c’est une présence d’église, je suis religieuse, c’est ma consécration à Jésus, c’est pour ça que j’ai l’insigne religieux que je ne quitterais jamais. Alors c’est vrai que c’est des petites choses ce marché, notre production est presque confidentielle mais au fond ce qui compte c’est la relation à la personne, être attentifs aux gens qui passent. Les gens se mélangent ici, se parlent, s’écoutent. On connait énormément de monde sur ce marché, on y est depuis 50 ans. On voyait les mamans avec leurs petits-enfants et maintenant elles viennent avec leurs arrières petits-enfants. Des fois on oublie comment ils s’appellent alors on s’excuse. »
Je repartirais avec la fragilité d’un bouquet de fleurs qui a été fraichement cueilli et aussi ce pot de confiture fraise-rhubarbe étiqueté « sans sucre ajouté » dont le parfum m’évoquera le souvenir de ces deux femmes, qui au delà de leur engagement religieux, illustrent une certaine idée du bonheur dans le sens où elles ont la capacité par le travail physique de leur culture de rendre possible la communication et le partage dans notre société.
Si vous voulez acheter les produits des petites sœurs de Jésus, rendez vous sur la place de l’hôtel de ville d’Aix-en-Provence. Elles y sont présentes aux beaux jours et assez tôt le matin.
*détail d’une œuvre de Giotto
©photos Lucie Cipolla